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Premiers Doutes - Chapitre 47
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Chapitre 47 - Terre 2028
47
Terre 2028
Une odeur de tartine grillée avait réveillé Aram et cela l’avait mis de bonne humeur. Sa nuit avait été étrange mais il se sentait en forme. Aucun rêve à raconter cette fois mais c’était une bonne chose…
Fiona et Schéma étaient installés dans des chaises longues sur un balcon en bois laqué chauffé par le soleil. Une table basse entre eux supportait un plateau de petit déjeuner gourmand.
Sa femme était vêtue d’un pyjama de soie et d’un kimono fleuri. C’est à ce moment là qu’Aram pris conscience de sa tenue. Il n’aurait su dire où il avait trouvé le pyjama qu’il portait et se rassura de voir qu’il y avait du chocolat surcaféïné à table pour y remédier.
Fiona se mordit la lèvre et lança un regard vers Aram/Paul/Raphaël. Elle ne savait plus par quel prénom appeler son mari.
- Comment est le monde réel, Schéma ? se résolut-elle alors à dire.
- Réponds-nous franchement, je ne supporte plus tous ces mensonges cybernétiques ! lâcha Aram avec une agressivité mal retenue.
- Je le ferai mais la vérité est dure à entendre quand on vit dans ce petit paradis.
- Ne nous ménage pas, on ne se fait pas d’illusions ! répliqua Aram en entamant un croissant.
- Entendu !
Schéma pris une longue inspiration, comme s’il allait devoir tout dire d’une seule traite. Il ferma les yeux et ses doigts dansèrent pour KREYG une chanson inaudible : pour parler avec lui, Schéma, à sa manière, signait de nouveau comme les sourds et muets.
Un projecteur tridimensionnel se matérialisa face à eux. Schéma terminait son bol de thé tandis qu’une planète apparut au-dessus du cylindre-projecteur.
Elle se mit à tourner sur elle-même exactement comme le faisait le corps 3D sur son piédestal dans le cours d’Obéron, ex-professeur de Neurologie sur " Terre 1997 ".
La Terre 2028 semblait plus blanche que l’image de la Terre qu’Aram/Paul/Raphaël avait conservée en Raphaël.
- L’univers en l’an 2028 après Jésus-Christ va sûrement vous décevoir, annonça Schéma. Thagama n’existe bien sûr pas et seul le système solaire a été exploré par l’homme.
Aram et Fiona ne semblaient pas du tout surpris par ces quelques mots aussi il continua.
En fait, l’homme n’a colonisé aucune autre planète hormis la Lune et Mars où semblent encore survivre quelques colonies malgré la coupure de toutes relations avec la Terre depuis le début de la guerre.
La Terre souffre dans l’hiver artificiel qui règne depuis le jour J. La radioactivité a beaucoup décru depuis, le risque chimique est quasiment inexistant sur 60 % de la surface. Tyson le sait mais il le cache aux habitants d’Alpha 108 de peur d’en perdre le contrôle. Le VFA n’a donc pas altéré ses capacités intellectuelles. Nous avons affaire à un fou intelligent.
- Qu’est-ce que c’est que cet hiver dont tu nous parles ?
- En fait, je devrais plutôt parler d’une mini-ère glaciaire artificiellement déclenchée par la guerre. Je n’en sais pas beaucoup à propos de ses causes, j’ai essayé de ne pas me tourner vers le passé. Ça peut vous paraître lâche mais j’ai volontairement fait abstraction de tout ce qui concerne la 3ème guerre mondiale. Il faut aller de l’avant !
En ce qui concerne ces conséquences par contre je peux vous dire que les glaces ont recouvert environ 60 % de la surface de la Terre et qu’il s’est produit un effet boule de neige depuis le jour J. Il neige peu mais l’eau gèle plus facilement, comme s’il y avait un catalyseur présent en surface.
Le mieux serait que vous vous documentiez par vos propres moyens, je vais vous montrer comment obtenir toutes les infos grâce à KREYG.
Je suis sûr que vous serez plus satisfait de ses réponses que des miennes !
Vous pourrez consulter les connaissances de KREYG autant que vous le souhaiterez. Vous pourrez vous documenter sur le cyberspace, Alpha-108, la terre ou tout autre sujet. Vous pourrez visiter Alpha-108 grâce aux plans détaillés de sa fabrication dont dispose KREYG ou retracer votre parcours dans l’enfer des cybermondes gigognes grâce au diagramme architectural des cyberspaces de KREYG.
Schéma regarda ses amis. Cette proposition semblait les soulager.
- Si vous avez terminé de déjeuner, alors allons-y ! dit-il en souriant. Je n’ai plus qu’un chose à vous expliquer maintenant, c’est pourquoi vous vous êtes retrouvés ici dans l’univertuel…
*
- Pour ce qui est de votre parcours dans les mondes virtuels, il vaudrait mieux que je résume la partie en cours.
- Quelle partie en cours ? Je ne comprends pas !
- Ton cyber-vagabondage à travers les limbes virtuels ne s’est pas fait au hasard, Obéron. Cela fait bien longtemps, que ton destin est l’enjeu d’une partie entre Tyson et moi. Une sorte de partie d’échec en trois dimensions, si tu veux. Je n’ai pas eu le choix, je regrette…
- Une partie d’échec ? Mais qu’est que tu me racontes !
- Tyson est fou, je te le rappelle, et lorsqu’il a vu que j’essayai de te délivrer, il a inventé un jeu diabolique. C’est une sorte de jeu d’échec en 3D dont les plateaux sont les mondes virtuels que tu as parcourus. Toi et Léa êtes le roi et la reine de ce jeu d’échec. D’autres prisonniers de Tyson en sont les pions, les cavaliers, les fous, et les tours.
Vous allez comprendre tout de suite, un moment, je vais simplement vous afficher les plateaux maquettes qui me servent à jouer avec lui…
Le projecteur effaça les dernières images en suspens dans l’air et se mit à dessiner le jeu d’échec.
Six plateaux rectangulaires s’affichèrent successivement les uns au-dessus des autres puis se remplirent de décors miniatures. Chacun d’eux représentait un monde virtuel. Obéron reconnu Terre 1997 sur le premier plateau inférieur et Thagama 2074 au-dessus de lui. Des flèches à leurs coins lui indiquèrent que les plateaux rectangulaires fonctionnaient à la manière des fenêtres des interfaces graphiques informatiques.
À la limite du pouvoir séparateur de l’oeil, on pouvait deviner des formes humaines se mouvoir librement dans les décors, c’étaient les pions du jeu…
- Mais dans quel but vous jouez-vous de nous et de quel droit ?
- Seul Tyson jouait. N’oublie pas que nous sommes amis et que je n’ai accepté ce jeu que parce que c’était ma seule chance de vous réveiller.
S’apercevant qu’il avait dit cela un peu trop brutalement, Schéma marqua un court silence et reprit plus calmement :
- D’après les règles de Tyson, le but des joueurs est de faire parvenir les pions dans le lieu de son choix, désigné en début de partie. Bien évidemment, j’ai choisi comme case d’arrivée le monde réel. Quant à Tyson-le-fou, il a choisi le monde le plus interne de ces mondes virtuels gigognes. Ici sur cette représentation, le plateau le plus bas. C’est son quartier de haute sécurité… Ce monde est très proche conceptuellement de ce que fut vraiment la Terre en l’an 1997.
Schéma s’interrompit en voyant Fiona serrer Aram contre elle. Cette marque de soutien le réconfortait, tous ses efforts semblaient avoir été récompensés, Tyson avait ballotté les deux mariés dans les limbes virtuels sans jamais parvenir à effacer leur amour. Alors il reprit d’une voix plus chaleureuse :
- Cela fait plusieurs fois que j’essaie de te délivrer mais Tyson a toujours réussi à me battre. Il faut dire que toute la difficulté de ce jeu consiste à réussir à vous déplacer d’une case à l’autre de la façon la plus subtile possible. Pour vous faire venir jusqu’à moi, j’ai dû modifier des données dans les mondes du cyber-hexéchec par des actions n’éveillant pas la méfiance de Tyson.
Au début, je pensais qu’il me suffirait de vous faire prendre conscience de votre enfermement. Vous vous seriez réveillés à l’intérieur du rêve assisté par ordinateur et auriez mis fin à toute cette folie. Mais Tyson a toujours fait en sorte qu’à chaque fois que je parvenais à vous changer de cyber-monde, vous croyiez enfin être dans la réalité.
Maintenant que vous êtes en sécurité sur mon territoire, il ne peut vous atteindre.
Théoriquement rien ne m’empêche de vous faire rejoindre le monde réel à partir d’ici. Toutefois, il me reste un problème à résoudre. Si jamais vous décidez de partir, il me faudra être sûr que Tyson ne pourra rien tenter dans le monde réel pour vous renvoyer sur Terre 1997.
- Cet homme sans parole est le maître dans la réalité et dans la virtualité, il n’y a qu’ici qu’il ne puisse rien modifier. Comment pouvons-nous alors espérer avoir une chance de nous en sortir une fois dans la base ?
- C’est ce qu’il nous faut découvrir. Nous ne pouvons rester indéfiniment ici…
- Pourquoi pas ? Vous ne manquerez de rien…
- Mais au fait, d’où proviennent tous ces mondes virtuels ? demanda Fiona presque timidement.
Thagama est un monde virtuel qu’il a récupéré dans Kreyg. C’était un monde pour jeu de rôle sur Internet. C’est d’ailleurs ce qui m’a donné l’idée de l’ouverture " Antécorrespondance ".
Quant au monde cybernétique " Nexus IV DRC-9 ", il s’agissait au départ d’une expérience scientifique visant à préparer les voyages intersidéraux. L’étude du comportement humain en milieu confiné en était le principal moteur. Des volontaires y étaient plongés et " retournés " afin d’observer et d’étudier ce que feraient des spationautes dans des conditions proches de la réalité. On y étudiait notamment leur réaction face au problème du voyage sans fin, leur comportement en tant que générations de voyageurs glissant dans le cosmos vers Proxima Licorni sans espoir d’être ceux qui poseraient le pied sur l’une des planètes découvertes près de cette étoile.
Ce programme avait lieu dans la base Alpha et faisait partie du programme d’entraînement des volontaires pour Mars. Cet essai fut commencé avant la guerre et quand celle-ci éclata, un équipage complet fut bloqué dans le cyber-monde " ConNexus Cat. DR V9". KREYG allait interrompre leur programme lorsque Tyson prit le contrôle d’Alpha. Il prit plaisir à les maintenir enfermés dans un premier temps puis les remplaça par tous les conseillers généraux de la base et autres opposants à son régime. Ce monde ne pouvant accueillir un nombre illimité de " personnages ", il utilisa le monde virtuel " Orange II " (ou " Terre 1997 " si tu préfères) que nous avions récupéré parmi tant d’autres données sur Internet dans les jours qui suivirent le jour J.
- Comment les conseillers généraux enfermés dans le monde-vaisseau en sont-ils venus à fabriquer des clones ? Cela ne faisait pas partie du programme, n’est-ce pas ?
- À l’instar de toi, Raphaël Obéron alias Aram Obéron, ils n’eurent pas conscience de leur enfermement. Jamais ils n’imaginèrent que ce vaisseau était un monde virtuel. Tyson leur avait effacé la mémoire à eux aussi. Ils continuèrent donc à faire ce que leur mission demandait d’eux. Ils ont fait ce qu’aurait fait n’importe quel équipage dans ces conditions, ils ont tout mis en oeuvre pour assurer la pérennité de leur entreprise : garantir la survie de l’équipage jusqu’à ce que le vaisseau les amène près d’une planète habitable où ils pourraient s’établir. Jusqu’au jour où leur mission précisa qu’ils devaient procréer et générer un nouvel " équipage ", ce qu’ils tentèrent naturellement de faire.
Mais le programme n’était pas conçu pour aller au-delà des naissances, une seconde mission devait intégrer des adultes aux enfants nés dans le vaisseau.
Quand l’équipage constata qu’aucun enfant n’était doué de raison et mourait rapidement, ce fut le drame à bord ; jusqu’au jour où l’un des scientifiques " embarqués " à bords trouva le moyen d’utiliser le clonage humain et la " psycho greffe " pour permettre la survie de l’équipage.
Ainsi naquit la ruche et les cloneries attenantes.
Le plus fascinant est que le procédé de clonage et de transfert n’appartient pas à la science-fiction ni à l’anticipation. Tyson ne le sait pas mais j’ai découvert qu’on peut appliquer leur découverte dans la réalité ! Les appareils à cloner pourraient me donner vie, entends-tu Raphaël ? Mais pas seulement ça, ils pourraient aussi nous permettre d’adapter nos corps pour survivre à l’extérieur de la base Alpha, n’est-ce pas fantastique ?
- ça fait froid dans le dos ! souffla Aram en se grattant le menton.
Les yeux de Fiona brillaient quand il se tourna vers elle. Elle aussi était stupéfaite après un tel récit. Il lui prit la main et la frotta entre les siennes.
- Tant que je ne suis pas intervenu, cet équipage put survivre dans son cyber-monde sans perdre la raison.
Afin de vous amener ici, il m’a fallu oeuvrer avec ruse. J’ai d’abord inversé des noms afin que Tyson s’attache à défendre la prison d’une certaine Fiona Obéron Xantos tandis que la vraie Fiona, sous le nom de Crystaléa Lowen-Soissanth pénétrait dans le monde " Thagama 2072 ". Tyson s’en est aperçu trop tard, j’avais déjà réussi à utiliser mon ouverture " Antécorrespondance " et Raphaël Obéron, que je savais être Aram malgré les précautions de Tyson, était enfin avec sa femme.
C’est là qu’il utilisa son atout à usage unique heureusement…
- Le dôme d’aveuglement ! le coupa Fiona. C’est cela, n’est-ce pas ?
- Tout à fait ! Votre cours séjour dans le monde blanc avait pour objet de donner à Tyson le temps de créer Utopia 2492.
- Je dois reconnaître qu’il avait très bien travaillé ! lâcha Aram le visage plus détendu.
- Mon but était de vous exfiltrer ici via " Nexus ". Jamais je n’aurais pensé traumatiser quelqu’un en " mettant en route " le clone alpha de Géna Cameron.
Géna n°2 n’était qu’un corps schématisé comme moi et je savais comment lui donner vie dans l’ordinateur. Elle était pour moi le moyen idéal de vous exfiltrer du monde virtuel utopique où Tyson vous avait plongé. Quand Géna 1 et Géna 2 se sont affrontées, j’ai craint le pire.
Géna 1 n’est pas morte en réalité. Il m’a fallu beaucoup de précautions pour qu’elle ne se réveille pas dans la réalité, ce qu’elle aurait dû faire puisque son image virtuelle dans le cyber-monde était " morte ". Mais elle, réveillée de " l’autre côté " et votre exfiltration était compromise.
Géna 2 s’est réveillée dans la pyramide d’Éden 2 " en même temps " que vous, j’ai utilisé un des défauts de " concordance des temps " pour la faire s’intégrer à votre ancien monde. Là, j’ai malheureusement dû utiliser un léger lavage de cerveau et transformer ses souvenirs du Nexus en souvenirs de rêves, à la manière des guendjaaliens de Tyson.
Ensuite ce fut un jeu d’enfant de faire glisser Léa dans la cascade alors qu’elle était nue et de t’inciter à la rejoindre.
Votre disparition dans la rivière était un accident côté Éden 2 et des recherches auraient lieu. Tyson mettrait un certain temps avant de remettre la main sur vous. Votre présence dans le cyber-monde " conNexus " ne serait pas découverte tant qu’il vous chercherait sur Éden 2.
- C’est une histoire de fou ! Nous avons été manipulé d’un bout à l’autre depuis qu’on est là ! Je n’en reviens pas !
Aram plongea sa tête entre ses mains. Il était effondré.
Fiona quant à elle trouva encore la force de demander :
- Mais pourquoi fais-tu tout cela pour nous ? Que sommes-nous pour toi ?… un jeu ?
- Oh ! non ! Par le cyberspace, non !
- Mais alors pourquoi ? insista-t-elle.
- Je ne fais pas ça par pitié mais parce qu’autrefois vous étiez mes amis. Plus que cela même, vous étiez un peu mes parents, ma famille ! Pour faire de vous le roi et la reine de son jeu diabolique, Tyson ne vous a pas choisi par hasard parmi ses prisonniers !
Le visage de Schéma s’était assombri. Fiona comprit qu’il aurait à raconter certains événements déplaisants.
- Vous étiez une menace constante pour lui. Lorsqu’il vous a arrêté, vous faisiez partie de la tête pensante de la résistance alphane. Votre arrestation a sérieusement coupé cours à tout espoir de voir Tyson détrôné. Il avait KREYG sous son emprise et vous vous êtes arrangés pour qu’une partie des accès lui soient interdits, notamment l’accès aux données des dossiers militaires, et l’accès à mon propre dossier. Puis vous m’avez confié la défense de ces codes d’accès en les cryptant par une clé mentale, Cette clé ne peut être utilisé que de l’extérieur. Sans elle, je ne peux moi-même accéder à ces dossiers brûlants.
Quand Tyson apprit qu’il vous devait ces " access denied ", il vous a fait la chasse. Sa rage fut si forte qu’il vous enferma dans le cyberspace et vous effaça la mémoire. Ce n’est qu’ensuite qu’il comprit son erreur.
- Quelle erreur ?
- Sachant ma relation avec vous il pensait pouvoir me faire du chantage. En vous prenant comme otage du cyberspace, il espérait bien que je lui livre les dossiers.
Quand je lui ai dit qu’il ne pouvait consulter les dossiers cryptés, parce qu’il avait effacé la clé mentale en même temps qu’une partie de votre mémoire ; il s’est cru définitivement interdit d’accès à la " Zone " par sa faute (ll se trompait.).
Sa rage fut si forte que pour se venger, il inventa l’enfer du cyber-hexéchec et vous y plongea.
- Alors si tout est perdu pour lui, pourquoi cherche-t-il à t’empêcher de nous sortir de là ?
- Uniquement pour me faire payer ma complicité avec vous. L’un de vos assistants lui a appris sous la cyber-torture que vous étiez sur le point de me faire sortir juste avant la guerre. Tant que vous seriez au plus profond du R.A.O., je n’aurais accès aux dossiers qui refermaient les données nécessaires à ma sortie. Ces dossiers s’ouvriront qu’en votre présence, et malgré votre amnésie car ils ont une serrure différente. Seule votre cyber-présence est nécessaire.
- Je te croyais virtuel, comment pourrais-tu alors sortir d’ici ?
- Je comprends ta surprise, mais pourtant crois-le, toi et Aram travailliez sur ce projet avant la guerre. Pour saisir l’étendue du projet, il vous faut en savoir plus sur moi. Le moment est venu de vous parler de mon origine.
Schéma signa un ou deux ordres à l’attention de KREYG et une table-robot sur coussin d’air arriva maladroitement avec des rafraîchissements. Bien que vivant dans l’univertuel, Schéma n’en éprouvait pas moi tous les besoins d’un homme réel et parler aussi longtemps lui avait donné soif.
- On m’a surnommé Schéma car je suis la consécration du projet d’Homme Schématisé par Ordinateur. Je suis un homme cybernétique, prisonnier de la matrice qui m’a donné la " vie ".
Cette matrice est celle de KREYG. Lui-même tient son nom du premier noyau informatique à partir duquel tout commença. C’était 4 calculateurs CRAY G410 reliés entre eux selon un système pseudo-neuronal. Une architecture proche de celle du cerveau humain : deux Crays pour les hémisphères cérébraux, un pour le cervelet et le dernier pour les noyaux centraux.
C’est au sein de lui que je me suis né. Je dépends de lui pour " vivre " mais n’en suis pas la conscience. Nous sommes bien différents. Il est une intelligence artificielle, une Inart, au vrai sens informatique du terme et moi, un humain " digitalisé " qu’on fait " fonctionner " informatiquement. Je suis la modélisation exacte d’un homme, son clone virtuel parfait. Une intelligence artificielle qui n’a pas été " programmée " en somme.
Pour montrer à ses amis qu’il n’était pas qu’une représentation tridimensionnelle d’un homme scannérisé, il montra ses entrailles en effaçant localement sa peau, et ses muscles comme un écorché dans une faculté de médecine puis il s’ouvrit complètement et l’on put voir ses organes secoués par des mouvements spasmodiques au rythme de la vie, au rythme d’un coeur virtuel qui battait avec la même rage de vivre que celle d’un nourrisson.
Enfin, pour leur montrer que ce qu’ils voyaient d’eux-mêmes n’était que des représentations symboliques de leur corps, il leur ouvrit les entrailles aussi. Leur " corps " était vide, creux. Comme des décors de cinéma. Des façades de Saloon derrière lesquelles il n’y avait rien de ce qu’on imaginait.
- Au départ c’est parti de l’initiative d’un professeur pédagogue et moderne qui voulait être parfaitement compris de ses élèves lorsqu’il donnait son cours sur le système nerveux central.
" Ami du responsable du laboratoire d’Imagerie Radio-Magnétique Nucléaire de sa région, il fit une série de coupes au scanner RMN de son propre corps, chacune espacées les unes des autres d’un millimètre environ.
À l’aide de celles-ci, il réalisa les courbes de niveaux de tous les organes de son corps. Après les avoir introduits dans la mémoire d’un ordinateur, il en traça la représentation tridimensionnelle et put la manipuler et l’animer comme bon lui semblait. S’il avait à parler d’un organe en particulier, il pouvait afficher le corps humain et le rendre partiellement transparent pour montrer la localisation de cet organe. Par exemple, décrire verbalement le trajet des voies lemniscales et extralemniscales n’était plus un problème pour lui. Il ne risquait plus d’assommer ses étudiants car ils étaient désormais en mesure de " voir " directement ces trajets nerveux complexes.
" Les étudiants ravis par sa méthode en firent un tel écho que de nombreux autres professeurs appliquèrent son procédé pour leur propre cours. L’enseignement assisté par hologramme était né !
" Sa première version de l’homme schématisé connut un beau succès mais il ne s’arrêta pas là !
" Quand les capacités de l’ordinateur lui permirent de faire du traitement d’image avancé, il perfectionna son système pour avoir des images encore plus précises. Quand il put différencier les tissus les uns des autres et distinguer les fibres nerveuses les plus fines, son système intéressa de nombreux chercheurs-professeurs, aussi le mit-il en libre-service sur le réseau Internet.
" Désormais, son homme schématisé par ordinateur était un sujet de recherche en lui-même. En effet, on pouvait disséquer l’homme virtuel sans contrainte physiologique ou éthique. De même, on pouvait s’entraîner à certaines opérations dangereuses pour la vie des patients.
" De nombreux grands noms de la communauté scientifique venant d’un panel de disciplines variées rejoignirent son équipe : des biochimistes et des neurophysiologistes en grand nombre, des informaticiens, des physiciens, des pharmacocinéticiens, etc. Certains de ces chercheurs travaillèrent alors à perfectionner son modèle en le faisant " fonctionner " virtuellement par ordinateur. Des globules rouges virtuels étaient animés par ordinateur dans ses veines, des molécules virtuelles d’oxygène allaient se fixer sur des molécules virtuelles d’hémoglobine aux niveaux des poumons, etc.
" Son homme schématisé fit la une des journaux, et le rendit si célèbre qu’il fut proposé pour le prix Nobel de médecine.
" De nombreux savants du monde entier collaborèrent avec lui afin que son modèle soit le plus réaliste et le plus fonctionnel possible.
" Les uns s’attachèrent à optimiser les moyens d’acquisition IRMN, les autres à introduire les " moteurs " physiologiques, les lois physiques, les équilibres biochimiques, etc. Différentes versions de son homme virtuel firent ainsi leur apparition jusqu’à l’avènement du femtoscope.
" L’IRMN ne pouvait aller plus en loin en définition, or son objectif était d’obtenir une résolution cellulaire voire moléculaire. Avec l’arrivée du femtoscope, et grâce aux récents progrès de modélisation en microphysique et en chimie, il fit faire à son modèle un bon de géant.
" Le femtoscope était au microscope ce que le microscope électronique était à la loupe ! Couplé à un système RMN, il permettait de scanner atome par atome, n’importe quel objet vivant placé dans sa chambre. Dès lors, l’homme schématisé par ordinateur était la réplique exacte de celui qui s’était prêté à l’expérience.
" Un événement inattendu se produisit quand ils " mirent en marche " leur modèle en demandant à l’ordinateur de faire respecter à ce dernier les lois de la physique : pesanteur, attraction, répulsion, etc.
" Ils constatèrent que l’homme schématisé s’était mis à bouger de son propre chef. D’abord ce mouvement avait été pris pour une erreur de programmation mais à la fin de la journée, leur modèle avait adopté la position de foetus ! Leur homme virtuel semblait vivant !
" Quand ils prirent connaissance des cyber-électroencéphalo-grammes, leur surprise fut à son comble.
" Le lendemain, Internet annonça la naissance du premier homme virtuel.
" Un tollé général cybernétique incroyable se leva sur Internet dans les minutes qui suivirent la nouvelle.
" Fantastique, Formidable ! Extraordinaire ! Fabuleux ! Scanda-leux ! Intolérable ! Arrêtez tout de suite ce programme ! Toutes les réactions furent observées.
" Notre savant et son équipe mirent alors rapidement leur modèle en sûreté. Ils le recopièrent dans l’ordinateur le plus sûr de la Terre, le KREYG de la base sous-marine Alpha 108 de l’Internasa. C’était l’un des ordinateurs dévoués à la science les plus perfectionnés de la planète.
" Persuadés dans leur majorité que leur modèle était non seulement vivant mais doué d’une conscience, ils recopièrent également l’un des univers virtuels les mieux faits, afin de placer leur enfant dans un monde non traumatisant. Ils surnommèrent ce lieu, " la petite maison dans la prairie " et appelèrent leur enfant Schéma ! "
L’esprit de Schéma sembla traversé par une idée lumineuse.
-Venez je vais vous montrer mes ancêtres !
Intrigué, ils le suivirent le long des couloirs du temple. À leur approche, une porte s’ouvrit devant eux sur un escalier d’une beauté extraordinaire.
*
- Voici donc mes ancêtres : les premiers sont Fractales tandis qu’à partir d’ici, il s’agit de Moléculaires.
- Celui-là aurait pu s’appeler homo tractus digestus ! plaisanta Léa. Il n’a qu’une enveloppe extérieure transparente et long tube digestif complet !
- En effet, les chercheurs ont limités les premiers Moléculaires expérimentaux à des organes isolés. Je suis le seule Moléculaire en version complète !
En fait mon patronyme complet est " Schéma 28 point 5 " mais vous pouvez m’appeler Schém !
Obéron lui sourit et se gratta le crâne un peu perplexe. Lui, l’ancien professeur du mégacampus d’Orange II, californien et donc rompu à rencontrer l’insolite, était en grande conversation avec un homme virtuel, au beau milieu d’un rêve assisté par ordinateur ! Cette pensée lui fit tourner la tête. Ses jambes se dérobèrent sous lui. Schéma le rattrapa de justesse comme si tomber sur un sol virtuel allait endommager son corps dans la réalité.
- Il se passe quelque chose d’anormal dans la réalité… J’ai l’impression qu’il nous fait une hypoglycémie ! Un instant, je vais m’en assurer.
Schéma clignota quelque seconde et disparut, comme téléporté dans un autre lieu du cyberspace.
Son absence ne dura pas.
Lorsqu’il réapparut devant Fiona, celle-ci était assise aux côtés de son époux et lui soutenait la nuque. Schéma ne put réprimer un sourire ironique.
- C’est réglé, il est hors de danger ! Une voie d’alimentation parentérale continue était désamorcée. J’ai pris les dispositions qu’il fallait, il devrait se remettre rapidement.
- Qu’avez-vous fait ? demanda-t-elle inquiète.
- Il existe des robots de contrôle dans la maison des transférés : les patrouilles de santé. Il m’a suffit de contacté l’unité la plus proche d’Aram et de lui donner des ordres en me faisant passer pour l’unité de contrôle supérieure.
- Ça ressemble à du piratage… remarqua Fiona.
- C’en est ! sourit Schéma.
*
Extrait du roman "Premiers doutes ©" d'Igor Cynober: pour en savoir plus
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