Premiers Doutes - Chapitre 7

Premiers Doutes - Chapitre 7

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7

Chère Amie,


Obéron n’avait pas bu et pourtant ses pensées n’étaient pas très claires. Il essaya de repenser à tout ce qu’il avait vécu depuis la veille et à tout ce qu’il devait encore faire mais tout était trop confus.

Fatigue, fatigue. Je n’ai que ce mot à l’esprit ! Et moi qui me suis promis d’écrire cette lettre…

Non pas tout de suite. Une bonne douche d’abord ! J’ai besoin de me remettre les idées en place !

*

Obéron poussa le levier du robinet pour couper l’arrivée d’eau et regarda avec curiosité l’écran à cristaux liquides encastré à la hauteur de ses yeux dans la paroi de la douche cylindrique.

22 ° c

Total consommé 5,8 l

Moyenne 6,1 l

Restant autorisé 9,2 l

Total réel moyen 13 l

La campagne de sensibilisation à l’importance de l’eau lui revint en tête tandis qu’il cherchait les yeux maintenant fermés - parce que couverts de savon - le bouchon de sa bouteille " éco " de shampooing :

" L’eau est un bien trop précieux pour être gaspillée… " disait la voix de velours, " économisez-la en fermant votre robinet lorsque vous vous savonnez sous la douche… "

C’était la deuxième génération de lutte " Anti-Gaspi ", remarqua Raphaël.

Après la lutte mère des années 70 contre les dépenses d’énergie, il y avait eu la lutte fille des années 90 contre le gaspillage de l’eau.

La crise de l’eau succédait à la crise du pétrole, elle était la conséquence logique de l’esprit malsain de l’homme moderne ; bien trop accapareur des richesses naturelles de la Terre, jamais soucieux du retentissement de ses actes sur l’environnement.

Raphaël tira sur le levier pour se rincer.

Les paroles sympathiques du vendeur résonnèrent dans sa mémoire :

" Voilà exactement ce qu’il vous faut, monsieur, avec ce modèle vous économisez l’eau de la Terre et l’argent de votre porte-monnaie. Avec cette nouvelle tarification progressive lissée, vous serez heureux de pouvoir faire des économies. Quoi de plus tonifiant sous la douche de savoir qu’on n’appartient pas à la génération " Gaspi "… "

"… Si vous voulez plus, je peux vous proposer ce tout dernier modèle russe qui recycle votre eau de douche et vous permet une économie de 70 % ! Vous allez me dire que c’est beaucoup plus cher, je vous réponds à l’achat, oui, mais à long terme quelle économie ! "

Les pensées de Raphaël bondirent sur ce détail pour prendre du recul face à l’évolution de la société.

Dire que tout cela est né de l’idée perverse de faire du fric avec les " verts " !

Raphaël imagina quelques responsables marketing retors et autres créateurs de marché, se disant qu’après tout, ces marginaux d’écologistes pouvaient devenir des consommateurs intéressants, comme les autres. Il se les représenta en train de comprendre l’immensité du marché " vert ", de sales gros bonshommes en complet-cravate avec des yeux-dollars à la Tex Avery. Il les voyait lancer la mode du produit " vert " et puis finalement comprendre que le serpent allait se mordre la queue.

En effet depuis que la mode du produit " vert " était apparue, comme il n’était plus marginal d’être écologiste, l’éco-économie avait progressivement remplacé l’ancienne version de la société de consommation. Mode était devenu nécessité. Comme une lame de fond qui envoie par le fond les navires maudits, la marée de produits " verts " avait balayé du marché de très nombreux produits dangereux pour l’environnement. La société de consommation s’était métamorphosée et prenait un virage que personne n’aurait imaginé possible il y a vingt-trente ans.

Petit à petit, l’idée de vivre en harmonie avec la Terre a fait son chemin. L’éco-économie, la gestion de Gaïa, sont maintenant rentrées dans les moeurs. Les consommateurs sont conscients qu’on a qu’une Terre et que rien n’est illimité.

Non, rien n'est illimité.

L’eau s’arrêta en même temps que les pensées de Raphaël.

Le haut-parleur étanche jaune et noir crépita quelques instants comme si Gar (ou plutôt son unité gestionnaire de l’eau) s’éclaircissait la voix.

- Votre ami Franck vient d’appeler, Monsieur.

Vous avez consommé le maximum programmé, soit quinze litres. Désirez-vous néanmoins dépasser ce seuil ?

- Non, non, merci, répondit Raphaël qui gardait presque toujours un ton poli avec son domordinateur à interface vocale conviviale.

- Par contre, reprit-il en attrapant sa serviette dans l’entrebâillement de la porte de la douche, j’aimerais que tu me mettes de la musique. Répertoire électro-accoustique, répertoire espace.

- Bien, maître.

*

En sortant de la douche, il manqua une fois de plus de se cogner le pied dans Bidule baladeur, cette sorte de tortue informatique sur coussin d’air qui déambulait dans son appartement à longueur de journée.

Son invention (qui ne servait à rien sinon à le flanquer au sol) s’arrêta au beau milieu du tapis rose saumon, son oeil-écran fixait Raphaël comme un petit chiot. Il semblait attendre quelque chose de la part d’Obéron mais comme celui-ci ne faisait rien, Bidule s’en alla en direction de la cuisine.

Cette stupide tortue sur coussin d’air se déplaçait dans l’appartement en suivant les directions données par un générateur de hasard. Elle était censée éviter dans ses déplacements hasardeux les meubles enregistrés en mémoire mais aucunement l’hurluberlu qui l’avait fabriqué pour " sa plus grande joie ".

Obéron pensa qu’il avait eu raison de prendre cette douche. Sur l’instant, il se sentit merveilleusement bien dans sa peau et renonça à quitter son peignoir. S’il n’y avait pas eu Bidule pour lui gâcher cette impression à la sortie de sa douche, Obéron aurait marqué cet instant d’une croix. Il regarda la tortue informatique faire des zigzags dans la cuisine, grommela dans sa barbe et alla s’asseoir à son bureau ergonomique.

Il est temps d’écrire cette lettre, se dit-il avec conviction, refoulant le trac qui s’était emparé de lui quelques instants plus tôt.

L’index de sa main gauche alla lentement activer sur l’écran tactile de Gar l’icône du traitement de texte à reconnaissance vocale.

Raphaël respira profondément pendant plusieurs minutes pour se relaxer : la page blanche qui venait d’apparaître sur l’écran avait un peu refroidi son élan littéraire.

Mentalement, il endossa la peau du soldat Jaazlénien, écrivant à sa marraine de guerre pour la première fois en l’an 2074 après l’Hyperespace.

Luttant contre son trac, Raphaël Obéron, " Commandant " de valeur au sein du " corps de défense de Jaazlénia " inspira profondément et se mit à " écrire ".

*